La nature, dernière conquête de la finance

De l’argent comme il n’y en a jamais eu s’apprête à remplir les caisses des associations de protection de la nature. Cette nouvelle manne viendra des développeurs publics ou privés dans le cadre de la mise en place de mesures pour compenser la destruction de la biodiversité. En guise de droit à détruire, le développeur achètera sur des marchés spécialisés des « actifs de nature », finançant ainsi l’acquisition de terrains de remplacement que des associations ou des bureaux d’étude se chargeront de protéger ou de restaurer. Étant donnés les montants en jeu, il n’est pas étonnant que ce mécanisme suscite peu de critiques de la part d’associations pour lesquelles la pénurie a toujours été de règle (mais voir le point de vue exprimé il y a quelque temps déjà sur ce site dans l’article intitulé Biodiversité le piège des mesures compensatoires). Pourtant, cette histoire risque bel et bien de faire une victime, la nature, en passe de devenir l’une des dernières conquêtes de la finance.

L’obligation de compenser la destruction de la biodiversité n’est pas nouvelle. Depuis 1976, la loi sur la protection de la nature impose aux maîtres d’ouvrage d’abord d’éviter que leurs projets aient un impact négatif sur l’environnement, puis de réduire les impacts non évités, et enfin de compenser les impacts dits résiduels. Dans les faits, force est de constater que cette loi reste très mal appliquée. En particulier, les actions pour compenser les impacts résiduels ne sont que rarement mises en œuvre et lorsqu’elles le sont, c’est sans commune mesure avec les destructions occasionnées.

C’est sous prétexte de remédier à cette carence que le Ministère de l’environnement a lancé une expérimentation visant à faciliter la mise en œuvre de mesures compensatoires grâce à une banque d’un nouveau type, une filiale de la Caisse des Dépôts et Consignations, la « CDC-biodiversité ». Celle-ci « doit permettre de mutualiser certaines mesures compensatoires, trop souvent traitées au cas par cas et donc moins pertinentes vis-à-vis de leurs effets sur l’environnement » [1].

L’inauguration en grande pompe le 7 mars 2008 de cette banque pour bétonneurs laisse présager de la mise en place rapide d’un véritable droit à détruire la nature. Le compte-rendu du premier séminaire sur les mécanismes de compensation intitulé « Mesures compensatoires : une opportunité pour les secteurs économiques et financiers et les gestionnaires de la diversité biologique » [2] et organisé par le Ministère de l’environnement annonce la couleur. On peut y lire noir sur blanc que « c’est un mode de gestion stratégique du besoin de continuer à avoir accès à des nouveaux territoires notamment pour les industries extractives« … ou encore que « cela permet de raccourcir notablement la longueur des procédures d’acceptation du projet par les communautés locales« .

Inspirée des très libérales banques de compensation américaines [3], la CDC-Biodiversité a deux modes d’action. Par l’achat de milieux naturels et leur restauration, elle se constitue « une réserve d’actifs de nature » qu’elle offre de vendre à des industriels qui cherchent à compenser ce qu’ils ont détruit. Elle prévoit aussi de répondre à la demande : un industriel ayant une « dette » liée à la destruction de la nature occasionnée par son projet pourra la rembourser en créditant un compte CDC-Biodiversité. Cette banque, n’ayant pas vocation à gérer les terrains acquis, mandatera des associations et/ou des bureaux d’études spécialisés pour s’en occuper. De juteux contrats en perspectives : le prix du silence pour les associations de conservation de la nature…

La création de la CDC-Biodiversité devrait rapidement aboutir à l’ouverture de véritables bourses où les industriels pourront s’échanger des actifs de nature (ou des « droits à détruire », selon le point de vue) comme ils s’échangent aujourd’hui des « permis d’émission de CO2 » à la bourse de carbone Blue Next [4]. Et c’est sans doute le plus préoccupant. Sous prétexte d’améliorer la conservation de la biodiversité, on livre la nature en pâture à des marchés financiers dont on connaît aujourd’hui l’extraordinaire pouvoir de destruction.

Un premier projet qui en dit long

C’est dans la Crau, ancien lit de la Durance en bordure de Camargue, que la CDC-Biodiversité a lancé sa première grosse opération : le projet « Coussouls de Cossure ». Le coussoul est une formation steppique typique de la plaine de Crau, un écosystème unique au monde dont plus de 75% de la surface a été détruite. Il en reste aujourd’hui moins de 10 000 ha. On y rencontre une faune remarquable, notamment des oiseaux comme le Ganga cata, l’Outarde canepetière, le Faucon crécerellette ou l’Oedicnème criard et des insectes endémiques comme le Criquet et le Bupreste de Crau.

En septembre 2008, la CDC-biodiversité y acquiert 360 ha de vergers à M. Comte, propriétaire de la société Cossure en liquidation judiciaire, au prix de 7 millions d’euros. L’opération vise à reconvertir des vergers intensifs en pâturages ovins à proximité immédiate de la réserve nationale de Crau. Cet achat vient renflouer les caisses d’un exploitant propriétaire de plusieurs sociétés agricoles géantes (Sedac, Poscros, Cossure), bien connu dans le département pour avoir, ironie du sort, été condamné pour destruction de coussouls [5]. Il fit également parler de lui en 2005 par la façon dont il traitait ses ouvriers agricoles, pour la plupart sous le statut très précaire de l’Office des Migrations Internationales (OMI).

Forte de cet achat, la CDC-biodiversité confie la gestion du site et sa restauration à l’association Espaces Naturels de Provence, et lui apporte le financement requis pour atteindre cet objectif. La CDC-biodiversité déclare en garantir la protection pour 30 ans. Au-delà de ces 30 années, la CDC-Biodiversité affirme s’engager à trouver la solution la plus adaptée pour assurer la protection du site, en l’intégrant par exemple à la réserve nationale de Crau. Un engagement qui laisse dubitatif : la CDC est une banque. Et rien dans ses statuts ne la contraint quant à la conservation à long terme des terrains acquis. Que se passera-t-il après 30 ans ? Personne ne le sait. Pourtant, selon un de ses représentants, l’opération satisfait les exigences d’une mesure compensatoire à plusieurs titres : « Il s’agit d’une action positive, visant un habitat rare à forte patrimonialité et elle génère une additionnalité écologique réelle, mesurable et immédiate (…). Au final, l’opération doit permettre de répondre à certains besoins de compensation par des maîtres d’ouvrages, par la vente « d’unités de coussouls » [6].

Ces actifs sont aujourd’hui estimés à 35 000 € l’hectare [7] . Il est vraiment difficile de concevoir en quoi cette opération est « une action positive ». La CDC-Biodiversité spécule sur les destructions à venir pour revendre ses actifs chèrement acquis. Elle cautionne ainsi le fait que l’on continue de bétonner la nature et ouvre un boulevard aux industriels qui n’auront qu’à mettre suffisamment d’argent sur la table pour voir accepter leurs projets. En guise d’action positive, on n’a ni plus ni moins que l’ouverture d’un droit à détruire contre l’achat d’une friche contaminée suite à une exploitation agricole intensive.

On instaure un système qui fait dépendre les financements pour la protection de la nature de toujours plus de destruction. Sans projet industriel sur des terrains à forts enjeux écologiques, pas d’argent dans les caisses pour protéger la nature. Un comble. Et de voir les banques de compensation américaines se lamenter ainsi sur la crise économique : « les investisseurs ne démarrent plus beaucoup de nouveaux projets en ce moment – ce qui signifie qu’ils ne causent pas trop de dommages aux zones humides et aux habitats de la faune sauvage. C’est une bonne nouvelle pour l’environnement, mais une mauvaise nouvelle pour les banques de compensation » [8]

Comment évaluer l’incommensurable

Pour que ces actifs de nature soient échangeables, il faut leur donner un prix. L’approche compensatoire soulève donc l’épineuse question de l’estimation de la valeur de la biodiversité tout en acceptant implicitement que les milieux naturels et les espèces soient échangeables et remplaçables. Cette approche écarte donc toute valorisation de la nature qui ne soit pas purement quantitative (nombre d’espèces, d’hectares détruits). Si l’on reconnaît par exemple, comme le fait la Convention sur la diversité biologique dans son préambule (Rio de Janeiro, 1992), une valeur intrinsèque à la biodiversité, c’est à dire une valeur indépendante de son utilité pour les être humains, il est difficile de concevoir que sa destruction puisse être aisément quantifiable en vue d’une compensation. C’est d’ailleurs cette valeur qui est la moins bien déclinée dans les législations européennes et internationales [9].

Le glissement lexical qui s’est opéré ces dernières années de la notion de nature à celle de biodiversité prépare finalement assez bien le terrain aux tentatives de réductions économistes et évite d’avoir à affronter le problème pourtant criant de l’incommensurabilité des valeurs de la nature. De même, l’engouement actuel pour la valorisation économique des services écosystémiques concourt à intégrer l’ensemble du vivant et de sa diversité dans une vision comptable. On ne préserve plus la forêt mais des puits de carbone, on ne protège plus des zones humides mais des zones d’expansion de crues et des systèmes naturels d’épuration de l’eau. Et de ce réductionnisme là, les économistes sont friands car il permet de donner un prix à tout : le service rendu par un hectare de forêt, par la pollinisation des abeilles, etc [10]…

Des fonds d’investissement se positionnent déjà sur ce futur marché de services qu’on croyait rendus gratuitement par la nature. Ainsi, Canopy Capital offrira bientôt la possibilité d’investir sur la production de pluie en s’appuyant sur des actifs dérivés des forêts primaires du Guyana.

Ce réductionnisme est aussi à l’œuvre dans l’élaboration de « grilles d’équivalence écologique » qui doivent permettre de coter n’importe quel bout de nature à détruire afin de pouvoir, après application d’un ratio très arbitraire (par exemple 10 ha à protéger pour 1 ha détruit), l’échanger contre d’autres terrains ayant vocation à être protégés ou restaurés. Actuellement, l’évaluation écologique repose uniquement sur le recensement des espèces animales et végétales connues sur le site et la prise en compte de leur statut de conservation au regard des directives européennes et des listes nationales d’espèces protégées. Mais elle néglige l’environnement du site, son contexte biogéographique, son rôle possible de corridor biologique, sa valeur esthétique, culturelle ou encore ce qu’il représente comme potentiel d’évolution.
Enfin, avec les taux de change proposés, il est souvent impossible de trouver les superficies nécessaires pour compenser la destruction des derniers hectares de milieux naturels uniques en leur genre.

Une perversion de la loi de protection de la nature de 1976

L’ouverture de ce marché de la compensation constitue une véritable perversion de la loi de protection de la nature de 1976. On constate en effet de plus en plus souvent que les mesures compensatoires sont proposées en amont des projets industriels, prenant pour acquis que la destruction aura bien lieu. Pourtant, la décision de détruire un site naturel devrait être évaluée avant tout en fonction du projet de développement sur ce site, de sa nécessité et de son utilité sociale au regard de l’impact irréversible qu’il aura. La loi de 1976 requiert de l’aménageur qu’il prouve qu’il ne pouvait pas s’installer ailleurs. Or, bien souvent d’autres sites sont envisageables mais à des coûts supplémentaires. Et ce sont ces coûts qui servent à démontrer l’impossibilité d’éviter les dommages, démonstration généralement accompagnée d’un chantage à la délocalisation. Déjà, sans la CDC-biodiversité, de nombreux recours aux mesures compensatoires ne concernaient pas la compensation de dommages résiduels mais bien la destruction irréversible de dizaines d’hectares de milieux naturels rares.

Ce fut par exemple le cas de la construction de l’entrepôt géant du marchand de meubles IKEA sur une forêt de chênes verts ou de l’entrepôt MASSILIA-DISTRIPORT sur du coussoul de Crau, deux projets récents en périphérie du Grand Port Maritime de Marseille. A chaque fois, le droit à détruire a été acheté à coups de millions d’euros offerts en pâtures à des associations locales de protection de la nature et des bureaux d’études. Au-delà de la taxe à payer pour destruction, il s’agit là de véritables mises à prix de la nature, des enchères annonçant une monétarisation qui semble inéluctable.

Une bourse d’échange d’actifs de nature

Aux Etats-Unis, les actifs de nature sont suffisamment standardisés pour être échangeables sur un marché florissant, alimenté par une multitude de banques de compensation. On n’en comptait pas moins de 391 en 2005 dont plus de la moitié étaient des banques commerciales. Différentes évaluations ayant alerté sur la présence d’actifs « pourris » (engagements de compensation sans suite, échec des restaurations d’habitats, absence de protection réglementaire suffisante des terrains cautions, etc…) [11] [12] [13] de nouvelles règles encadrent aujourd’hui leur activité. Mais à ce jour, rien n’indique que cette approche par le marché réponde aux attentes de réduction de la perte de biodiversité et il est préoccupant de voir la France emboîter le pas en s’appuyant sur une analyse de complaisance qui occulte l’ensemble des évaluations négatives. En France, la CDC-Biodiversité est déjà imitée par le Fonds d’investissement pour le patrimoine naturel (FIPAN) et faute d’un cadre réglementaire strict on peut s’attendre au développement rapide de cette nouvelle niche financière et à une mise en concurrence rapide de ces banques de compensation. La valeur des actifs étant aujourd’hui évaluée à partir des coûts de la restauration, on peut facilement présager que les opérateurs s’orienteront vers les actifs les moins chers, encourageant le moins disant, et une restauration au rabais.

Comme le démontre très bien Aurélien Bernier [14], les bourses de permis d’émission de CO2, ouvertes dans cadre du protocole de Kyoto, elles aussi gérées par la CDC, sont loin d’avoir tenu leurs promesses. Des bulles spéculatives ont occasionné de très fortes variations du prix de la tonne de CO2 et de fréquentes chutes des cours rendant presque gratuit le droit d’émission de gaz à effet de serre. Le principal intérêt de ce mécanisme est d’avoir permis de poursuivre le « business as usual » sans remettre en cause les logiques de croissance économique délétères à la préservation de l’environnement. Le prix de l’hectare de coussoul étant près de 50 fois moindre que celui du terrain à bâtir dans les Bouches du Rhône, il est peu probable qu’un marché « libre et non faussé d’actifs de nature » obtienne de meilleurs résultats.

Conclusion

La crise de la biodiversité est telle qu’il est à la fois naïf et dangereux d’espérer la résoudre par une logique qui contribue chaque jour un peu plus à sa destruction. Sous prétexte de mieux faire prendre en compte la valeur de la nature à des industriels peu scrupuleux, on crée une nouvelle sphère spéculative, un marché de droits à détruire, qui ne règle rien mais fait le beau jeu des financiers. Avant qu’il ne soit trop tard, on pourrait réhabiliter des instruments réglementaires simples, tels que la loi de 1976, en les intégrant plus transversalement à des politiques publiques cohérentes et désectorisées et en donnant des moyens conséquents aux conservatoires régionaux d’espaces naturels. Il faudrait enfin donner à la nature la place qu’elle mérite face au chantage à l’emploi, cette justification récurrente à la bétonisation du monde.

Arnaud Béchet

Cet article a été publié dans le n°36 de la revue EcoRev’ (www.ecorev.org). Il est sous licence Creative Commons.

[1] Conseil Conseil Scientifique Régional du Patrimoine Naturel de la région PACA. 2007. Compte rendu de la réunion du 27 novembre 2007. http://www.paca.ecologie.gouv.fr/IMG/pdf/CR_approuve_071127_et_avis.pdf

[2] Sarah Hernandez, 2006. “Compte-rendu du séminaire sur les mécanismes de compensation : une opportunité pour les secteurs économiques et financiers et les gestionnaires de la diversité biologique”. Direction des études économiques et de l’évaluation environnementale (D4E) Ministère de l’écologie

[3] Mitigation banking

[4] BlueNext est une bourse de l’environnement née le 21 décembre 2007 de la fusion de NYSE Euronext et de la Caisse des Dépôts, afin de faciliter l’échange des permis d’émission de CO2. BlueNext a notamment repris l’activité carbone de Powernext, lancée le 24 juin 2005.

[5] 13 novembre 1993 : Monsieur Laurent Comte est accusé d’avoir « détruit, altéré ou dégradé le milieu particulier des espèces protégées par un arrêté préfectoral en date du 8 janvier 1993, en labourant le biotope constitué par la zone du Grand Abandoux (Extraits des minutes du Tribunal Correctionnel de Tarascon_No du jugement 507/94)

[6] Conseil Scientifique Régional du Patrimoine Naturel de la région PACA. Compte rendu de la réunion du 27 novembre 2007. http://www.paca.ecologie.gouv.fr/IMG/pdf/CR_approuve_071127_et_avis.pdf

[7] Oberlinkels, M. ; Rolland, R. & Beauchain, M. Le projet de restauration du site de Cossure expérimente un nouveau mode de gouvernance Espaces Naturels, 2010, 29, 24

[8] « Real estate developers aren’t starting many new projects these days – which means they’re also not doing much damage to wetlands and wildlife habitat. That’s good news for the environment, but bad news for wetland and wildlife mitigation bankers. » Alice Kenny. Février 2009. Will US Stimulus Lift Mitigation Banks ? http://www.ecosystemmarketplace.com.

[9] Zisenis, M. 2009. “To which extent is the interdisciplinary evaluation approach of the CBD reflected in European and international biodiversity-related regulations ?” Biodiversity and Conservation 18:639-648.

[10] Chevassus-au-Louis, B., Salles, J.-M. & Pujol, J.-L. L’approche économique de la biodiversité et des services liés aux éco systèmes : contribution à la décision publique. Rapport du CAS, Paris, 2009

[11] Robertson, M. M. The neoliberalization of ecosystem services : wetland mitigation banking and problems in environmental governance. Geoforum, 2004, 35, 361-373

[12] Race, M. S. & Fonseca, M. S. Fixing Compensatory Mitigation : What Will it Take ? Ecological Applications, Ecological Society of America, 1996, 6, 94-101

[13] Committee on Mitigating Wetland Losses, Board on Environmental Studies and Toxicology, Water Science and Technology Board, National Research Council. (2001) Compensating for Wetland Losses Under the Clean Water Act. The National Academies Press, Washington, D.C.

[14] Bernier, Aurélien, Le climat, otage de la finance : Ou comment le marché boursicote avec les. (Mille et une Nuits, 2008)